JOLIES TENEBRES, de Kerascoët et Vehlmann, chez Dupuis, mars 2009

En deçà du bien et du mal

J'ai eu la chance d'ouvrir cet album sans savoir du tout à quoi m'attendre, et le choc a été d'autant plus grand.

J'ai lu depuis les excellentes critiques qui ont été faites sur les grands sites d'actualité de la BD: on y présente les auteurs; on y résume le sujet (de minuscules êtres vivent dans la forêt en symbiose avec le cadavre pourrissant d'une fillette abandonné là); on y fait des références culturelles très pertinentes; et surtout, surtout, on y réagit. Car on ne peut que réagir à cet album. Puisque tout a été dit, je resterai à ce plan.

   

Voyez les personnages. On leur donnerait le Bon Dieu sans confession. Mais ils n'ont pas besoin de se confesser: il faudrait qu'ils aient conscience d'avoir péché, et ils ne savent pas ce qu'est le péché, sinon un mot.

Nous les croyons cruels, jaloux, hypocrites, voraces, parjures, manipulateurs, égoïstes, pervers... Ils ne sont rien de tout cela, ils se contentent d'agir selon la pulsion du moment: il n'y a pas d'avant, pas d'après, pas de souvenirs, pas de regrets, pas de remords, pas d'espérance. Ce sont des existants, ou plutôt des étants, ils sont là.

C'est pour cela que, malgré les analogies, on ne peut dire que c'est un conte de fées: le mal, dans les contes de fées, la cruauté extrême, sont des épreuves, et les affronter est une initiation, un rite de passage. Il font devenir.

Ici, les personnages ne transgressent rien: ils ne sont pas au-delà du bien et du mal, ils sont en deçà, et leur absolue innocence, leur absolue liberté font peur.

Nous lisons avec nos habitudes de pensée, nos valeurs, d'où notre malaise. Nous croyons savoir ce qu'est l'innocence, et nous découvrons que nous ne le savons pas. Nous croyons savoir ce qu'est la liberté aussi, et leur liberté est là, étourdissante.

Je ne peux que penser à ces lignes de CIORAN (Précis de Décomposition), qui vient de se demander ce qui se produit lorsque, devant la faillite des constructions théoriques, nous avons l'intuition de la liberté:

"Nous avons peur de l'immensité du possible, n'étant pas préparés à un révélation si vaste et si subite, à ce bien dangereux auquel nous aspirons et devant lequel nous reculons. Qu'allons-nous faire, habitués aux chaînes et aux lois, en face d'un infini d'initiatives, d'une débauche de résolutions? La séduction de l'arbitraire nous effraie. Si nous pouvons commencer n'importe quel acte, s'il n'y a plus de bornes à l'inspiration et aux caprices, comment éviter notre perte dans l'ivresse de tant de pouvoir?"

Eh bien, Jolies Ténèbres suscite cette intuition, il provoque ce vertige qui fait que, la dernièr page lue, nous nous demandons:

Sommes-nous tous comme Aurore la mal nommée? Tout en nous veut-il nous faire vivre sans autrui, couverts des dépouilles du monde que nous avons détruit, sous la tutelle indifférente d'un Dieu horloger?

Pourquoi est-ce un grand album? Parce qu'il provoque un sursaut.

Je laisse le mot de la fin à Cioran:

"... nous ne nous sentons libres, nous ne comprenons nos chances et nos dangers que par sursauts. Et c'est l'intermittence de ces sursauts, leur rareté, qui explique pourquoi ce monde n'est qu'un abattoir médiocre et un paradis fictif. Disserter sur la liberté, cela ne mène à aucune conséquence en bien ou en mal; mais nous n'avons que des instants pour nous apercevoir que tout dépend de nous..."

Appendice 1

Laissez-vous destabiliser par le dessin qui passe sans crier gare du cahier d'écolier ou de la pochade au réalisme hypnotique. La virtuosité des auteurs est dans ce passage.

Appendice 2

Je ne peux pas m'empêcher de penser au "Pervers polymorphe de Freud" par Salvador DALI. A vous de juger... (et ne cliquez pour agrandir que si vous avez le coeur bien accroché).