L'ANCIEN TEMPS, Le roi n'embrasse pas, de Joann SFAR, Gallimard (2009)
Le roi n'embrasse pas
de Joann SFAR
"Si trop de gens se mettent à croire au Dieu unique, il va se mettre à exister pour de bon, et ça sera une catastrophe." (p.56)
________________________________
Dans l'Ancien Temps, il n'y a ni bien ni mal: un serpent peut être un compagnon de voyage avec qui deviser, il peut servir de ceinture, d'épée, et même vous sauver à votre corps défendant. Ce serpent n'est pas encore LE Serpent d'Eve ni de Moïse. Simplement, il bouge comme l'eau, et l'eau est comme le monde: tout est en devenir, tout change tout le temps.
Dans l'Ancien Temps, il n'y a donc pas de place pour une quelconque doctrine. Le narrateur, vieux loup sourcier féru de sourcellerie, le dit bien: il ne cherche pas à changer le monde, il l'observe avec malice. "On regarde, on commente le monde. Par dessus tout on apprend à accepter la réalité. On s'entraîne à ne rien faire. Ne pas dompter, ne pas diriger, ne pas ordonner le monde."
Nadège, la petite-fille du sourcier, sait tout cela d'instinct. Elle déteste la routine, elle veut des aventures "au sens le plus péjoratif du terme", quand son fiancé, Cassian, a besoin de repères, de certitudes, et veut l'aimer "pour toujours".
Comme elle a le don de se métamorphoser quand ça lui chante, Nadège échappe à Cassian en prenant la forme d'un renard, et part découvrir le monde. Mais en cours de route, elle s'aperçoit que le Dieu unique a déjà changé bien des choses. En même temps qu'il annonce les Temps nouveaux, il introduit dans le monde la mauvaise conscience et la culpabilité.
Voila donc l'entame d'un récit finement tendu, qui nous guide sur une arête, en équilibre sur le fil du rasoir entre l'Ancien Temps et les Temps nouveaux.
A cet égard, le personnage emblématique de cette hésitation est la jeune épouse du roi défunt. Sous les dehors d'une femme des Temps nouveaux (elle est la Dame à l'Hermine de Léonard de Vinci),
elle balance encore entre devenir cette reine grave et vertueuse, en quête de maris et de vengeances, blottie dans le giron du Dieu unique qui promet la sécurité,
et rester la petite fille malicieuse qui va, accompagnée de sa licorne, réveiller le Géant dans sa grotte grâce à une chanson paillarde.
Mais le Dieu unique est patient: il sait que quand la jeune femme sera assez triste, elle cherchera les réponses à ses questions dans son Livre au lieu de regarder le vaste monde.
Finalement, le drame qui se noue est celui qu'a connu l'époque gothique qui penche déjà dans ses représentations vers la réalité, vers un ordre organique, de belles figures humaines, mais n'a pas encore renoncé au fantastique, aux créatures difformes, aux êtres fabuleux, comme l'explique Jurgis Baltrusaitis dans Le Moyen Age fantastique (Flammarion, 1981).
Je pense que c'est là que Joann Sfar atteint des sommets, en peuplant son récit de grylles gothiques avec le Géant endormi qui rappelle ces têtes à jambes (et bien des figures de Jérôme Bosch),
mais surtout en parsemant de figure hybrides les marges de ses planches comme le faisaient les artistes du Moyen Age dans celles des manuscrits qu'ils enluminaient.
Voici quelques hybrides de Sfar,
et voici quelques marginalia du Psautier de Luttrell (Brtitish Library, consultable ici http://www.bl.uk/onlinegallery/sacredtexts/luttrellpsalter.html ).
Et comment ne pas penser à Jérôme Bosch dans le triptyque de la Tentation de saint Antoine quand on découvre cette case?
Vous pensez que j'en ai beaucoup trop dit? Vous vous trompez: il vous reste mille et mille choses à découvrir et à savourer, à condition de ne pas sortir comme beaucoup votre emporte-pièce.